Escale à Rio de Janeiro - 1 - Une colère homérique

 


Il se dit, sur les pontons, qu’il est préférable d’éviter les grands ports brésiliens pour y réaliser les procédures d’entrée et de sortie du pays.

Moetera a choisi Rio de Janeiro… c’est sur sa route. L’expérience vécue confirme la réputation, Rio de Janeiro s’empare de la première place sur le podium des démarches administratives compliquées, inutiles et/ou particulièrement longues, reléguant aux places suivantes Beira (Mozambique), Dar Es Salam (Tanzanie), Victoria (Seychelles) et Luganville (Santo Espiritu-Vanuatu). L’expérience reste modeste, on attend de futurs épisodes pittoresques. Surmonter ces petites tracasseries donnent alors l’occasion de travailler sur sa résilience et de s’exercer à la patience diplomatique.

Une semaine pour valider l’entrée de l’équipage et du bateau au Brésil, à Rio, c’est une bonne moyenne, paraît-il. Par chance, aucune contrainte de temps n’est venue augmenter le stress du capitaine et de son mousse.

Les équipages des voiliers hauturiers en ont l’habitude, l’entrée et la sortie d’un pays se fait en trois étapes, immigration, douane et la capitainerie qui délivre le sésame : la clearance. Au Brésil plus qu’ailleurs, il est essentiel de suivre rigoureusement l’ordre de ces démarches, chaque administration exigeant le formulaire dûment timbré par la précédente.

Parfois, ces démarches peuvent se faire dans un seul lieu, un agent se chargeant du tout. Rio de Janeiro n’entre pas dans cette catégorie facile, rapide, efficace.

La deuxième étape fut le pignon défaillant qui bloqua l’engrenage.

À la Receita Federal Do Brasil, -les douanes donc-, le capitaine est accueilli par un agent qui le prévient  : ici, on ne parle ni l’anglais, ni l’espagnol, on parle le portugais. L’oukase est énoncé sur un ton cassant, il faut s’y soumettre ; ce n’est plus un obstacle grâce aux applications disponibles sur les smartphones et dédiées aux traductions.

Le fonctionnaire se tient debout, dans le centre de cette grande pièce qui accueille neuf bureaux -mais jamais plus de trois agents présents-. Petit de taille, il est toujours en mouvement, comme si rester immobile relevait d’une forme de faiblesse. Chez cet homme, la nervosité n’est pas un défaut, c’est un mode de fonctionnement, une énergie brute qu’il distribue à qui veut -ou ne veut pas !- la recevoir !

Il ne s’adresse qu’au capitaine et ignore le mousse. Impossible de faire le document aujourd’hui, dit-il. Panne de serveur. Revenez jeudi, à 15h00.

Il n’informe pas, il tranche.

L’équipage était passé le matin même à 11H30, on lui avait conseillé de revenir à 15h00, après la pause déjeuner. À ce stade, il n’imaginait pas qu’il devrait faire trois autres tentatives pour obtenir l’autorisation d’importation temporaire du bateau qui lui permettrait de valider la troisième et dernière étape administrative à la Capitainerie.

Jeudi, ponctuel et confiant, l’équipage se présente à nouveau dans ce grand bureau. L’agent annonce qu’il n’est pas en possession du bon formulaire. Les réformes, que voulez-vous… pas facile ces réformes pour notre travail, explique le chef du bureau qui baragouine en anglais. Il faut revenir… lundi à 14h00, non, attendez ! Plutôt 15h00. Oui, effectivement, soyons prudents, 15h00 donc.

Lundi, 15h10

Le document est signé par le capitaine, l’affaire est pliée, l’équipage saute dans un taxi et file à la Capitainerie. Il s’agit d’en terminer avec ces démarches.

Troisième étape, on la tient ! Mais…

« Regarde, ce n’est pas notre document, c’est celui d’un autre voilier français ». Stupéfaction. Pas d’autre alternative, il faut retourner la Receita Federal Do Brasil et récupérer le document au nom de Moetera. On a encore le temps d’en finir aujourd’hui !

Le chef du bureau ne comprend pas le problème. « Vous l’avez signé, il n’y a pas de problème, il est complet ». « Non, ce n’est pas notre document, c’est celui d’un autre... ».

Soupir. Le grand gars s’extrait de son fauteuil de bureau, ouvre une armoire d’où il retire un gros classeur. Il feuillette. Mo-e-t-e-ra. Le mousse écrit en lettres majuscules le nom à rechercher et ne peut s’empêcher d’allonger le cou pour contrôler de concert avec l’agent. Lentement -bien trop lentement-, l’agent retire les trombones des dossiers, passe les pages une à une, revient en arrière. Ferme le classeur. Non, pas de dossier à votre nom. Vous êtes certain d’être déjà venus ?

Lundi, 16h30.

Depuis plus d’une heure, les cris résonnent dans le grand bureau, les plafonds sont hauts. La colère dure et ne se calmera pas avant le départ de l’équipage, une heure plus tard. Colère dans un bureau de l’administration, du jamais vu.

Le petit nerveux, celui qui ne parle que le portugais et qui est en charge du dossier de Moetera, hurle, les bras levés. Il s’approche d’un bureau et le frappe bruyamment du plat de la main. L’homme trépigne, tape du pied, tourne, s’empare du document retourné par les deux français et le brandit sous le nez de son collègue, resté assis, impassible.

L’irascible empoigne son téléphone, contacte un collègue qui tente d’avancer quelques explications, semble-t-il, mais la colère ne faiblit pas et l’interlocuteur ne peut en placer une. Deux autres agents viennent en renfort à leur chef, le grand gars impassible. Le mousse admire le calme de ces hommes, l’habitude sans aucun doute.

Le colérique penche sa tête sous le nez du mousse. Son regard noir, perçant, n’est pas là pour séduire mais pour impressionner. Il fixe, il jauge, il juge. Pourtant sa colère ne s’adresse pas aux français.

Et c’est justement ce qui interroge le mousse, c’est qu’il ne comprend pas le motif de la colère. Elle est montée soudainement, dans la minute où, revenu dans le bureau à l’appel d’un collègue, -il semblerait que les agents ne restent jamais longtemps à leurs bureaux dans cette administration fédérale-, il a compris que les deux français présents dans la pièce n’avaient pas reçu le bon document. Dans l’impatience d’en finir avec les démarches administratives, le capitaine français a signé un document destiné à un autre voilier français, alors que l’agent venait de lui présenter le bon. Substitution, confusion.

Traîtrise, sabotage, sans aucun doute.

Pas compliqué, on refait un dossier, voudrait suggérer le mousse. Mais le conseil risque d’être mal pris, il s’agit de ne pas accentuer le froissement d’humeur du gars qui a autorité sur le bon déroulement de la démarche.

Alors le mousse se tait. Le capitaine quitte le bureau. Le capital patience est consommé.

Ce n’est pas un coup de gueule, ce n’est pas une fin de non recevoir cassante de la part d’un fonctionnaire, non, c’est une colère, une vraie. Une colère spectaculaire. Homérique.

C’est la colère d’un fonctionnaire, investi de l’autorité suprême de la fonction de douanier, grande fonction publique fédérale brésilienne, qui a été trahi. C’est la colère d’un homme qui dénonce le sabotage de son labeur, même si personne n’est capable d’expliquer la disparition de deux dossiers de voiliers français, puisqu’aucun des doubles n’est retrouvé dans le classeur du chef de bureau.

Le mousse et le capitaine soupirent. Si seulement le petit nerveux voulait bien admettre que les dossiers des bateaux français gisent sur la pile de gauche de son bureau…

L’honneur de la grande nation brésilienne est en jeu. Avouer l’erreur, c’est admettre l’incompétence de la grande administration du pays, pilier d’une nation fédérale. Impensable. Alors son serviteur zélé a choisi sa stratégie : la meilleure défense, c’est l’attaque.

Le capitaine et son mousse sont priés d’attendre dans le corridor. 

Le mousse scrute à travers la vitrine et comprend que l’homme ne se calme pas. Une bonne heure et demie déjà. Quand se décideront-ils à refaire ce fichu document, seule issue, puisque le petit colérique ne cédera pas en allant récupérer les documents sur son bureau ?

Deux appels téléphoniques sont nécessaires. Le petit nerveux retourne (enfin) à son bureau, allume son ordinateur ; une circulaire portant sur la nécessaire économie des moyens de l’administration exigerait-elle des fonctionnaires qu’ils éteignent leur outil de travail en pleine journée ? On exige les passeports et les documents du bateau. Le cœur du mousse se gonfle, on reprend confiance. On va s’en sortir.

Trois agents se penchent sur un formulaire, il y a conciliabule. Relecture, contrôle.

Deux bonnes heures après l’entrée dans le bureau, on vient chercher les deux français abandonnés dans le corridor.

Relisez, contrôlez. Tant pis pour l’oubli du premier « e » de Moetera. Ça passera.

Deux heures de colère, de cris, de hurlements, de mains frappant le bureau, de bras levés au plafond. C’est long. Et c’est une belle leçon donnée à l’équipage qui, dans la précipitation avait négligé le contrôle des documents. Quelque soit le pays où se font ces procédures, il faut toujours contrôler les documents remis par une administration : l’orthographe, les noms, les dates.

Le mousse n’aura pas su identifier l’exact motif de cet épisode colérique, mais la scène restera inscrite dans long registre des démarches administratives d’un plaisancier en tour du monde.

Et ce qui est certain, c’est que cet épisode n’a en rien gâché le plaisir de découvrir la belle Rio de Janeiro.





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